L’Humanité – Au pouvoir depuis 2012, le président du pays ouest-africain a annoncé, samedi 3 février, le report sine die de la présidentielle prévue le 25 février. Une décision sans précédent qui provoque une profonde crise politique.
Sa décision, il y a exactement six mois, de renoncer à briguer un troisième mandat avait provoqué un séisme politique au Sénégal. C’est désormais un véritable coup de tonnerre que déclenche le président Macky Sall, avec l’annonce, ce samedi 3 février, du report sine die de l’élection présidentielle, normalement prévue le 25 février.
Ce qui serait une première depuis 1963 dans ce pays ouest-africain souvent présenté comme un îlot de stabilité dans la région, mais surtout un nouvel épisode dans la profonde crise politique qui agite le Sénégal.
Élu en 2012 et réélu en 2019, voilà en effet plusieurs mois que Macky Sall est très durement critiqué pour sa gestion à la tête de l’État, dans le cadre d’une fin de règne marquée du sceau de la dérive autoritaire, entre exercice violent du pouvoir et libertés remises en cause.
Risque de crise institutionnelle ou simple prétexte ?
Annoncé par le président dans une brève intervention à la télévision nationale quelques heures seulement avant l’ouverture officielle de la campagne, le report de l’élection a été justifié par le besoin d’assurer la crédibilité d’un scrutin. Celle-ci serait menacée, selon le chef d’État, notamment par le différend qui oppose depuis quelques jours l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel, « en conflit ouvert sur fond d’une supposée affaire de corruption de juges ».
Le 20 janvier dernier, le Conseil constitutionnel avait publié la liste définitive des 20 candidatures validées pour participer à la présidentielle du 25 février, un record. Mais une liste sur laquelle ne figuraient pas deux opposants notables – Karim Wade, ministre et fils de l’ex-président Abdoulaye Wade, et surtout Ousmane Sonko, chef de file de l’opposition et actuellement emprisonné –, donnant le sentiment d’un stratagème servant à écarter des rivaux considérés comme dangereux par le pouvoir.
Après cette publication, la coalition de Karim Wade avait lancé la création d’une commission d’enquête parlementaire sur deux des 7 juges du Conseil, remettant en cause leur intégrité. Une initiative approuvée grâce au troublant soutien du camp présidentiel, levant des soupçons au sein de l’opposition quant à un possible plan visant à repousser l’élection prévue le 25 février, que le pouvoir craindrait de perdre.
L’actuel premier ministre, Amadou Ba, successeur désigné par Macky Sall pour représenter la coalition au pouvoir, a en effet été publiquement critiqué par les siens et fait face à des dissidents. « Mon engagement solennel à ne pas me présenter à l’élection reste inchangé, a toutefois insisté Macky Sall, un libéral réputé très proche de Paris – pour ne pas dire inféodé –, tout en affirmant que le Sénégal ne pouvait « se permettre une nouvelle crise » après les troubles meurtriers de ces dernières années.
Violentes répressions en 2021 et 2023
Les démêlés d’Ousmane Sonko – candidat « antisystème » très populaire auprès d’une jeunesse particulièrement frappée par le chômage – avec une justice qui semble vouloir s’entêter à rendre impossible sa participation à l’élection présidentielle avaient provoqué d’importantes protestations en mars 2021 et juin 2023, très violemment réprimées avec des bilans de 14 et 24 morts respectivement.
Le président Macky Sall a ainsi annoncé « un dialogue national ouvert, afin de réunir les conditions d’une élection libre, transparente et inclusive », tandis que le bureau de l’Assemblée nationale adoptait une proposition de loi portant sur un report de la présidentielle de six mois au maximum.
« Il est vrai que l’atmosphère est très tendue, mais ce n’est pas quelque chose d’étonnant vu le contexte électoral », analyse Félix Atchadé, médecin formé à Dakar et responsable du collectif Afrique du Parti communiste français.
« L’affrontement entre la commission d’enquête de l’Assemblée et le Conseil constitutionnel fait partie du jeu classique des manœuvres entre différents leviers de pouvoir, mais on ne pouvait pas pour autant parler de crise institutionnelle. La véritable crise, elle vient d’être créée par le président en reportant la date des élections ! » ajoute Félix Atchadé, qui se dit « extrêmement surpris » que Macky Sall s’enhardisse à aller « si loin dans la remise en cause des acquis démocratiques. C’est indéniablement un coup de force ».
Rejetant la décision du président Macky Sall, plusieurs candidats de l’opposition ont annoncé qu’ils allaient maintenir le lancement, ce dimanche, de leur campagne électorale, sur fond d’appels à manifester – voire de « se lever » – à Dakar.
Luis Reygada